Le poète qui gribouillait

Le poète qui gribouillait

Nous vivons dans un pays qui se réjouit de l’abondance de ses artistes et de leurs productions. Des milliers de livres sortent chaque année si bien qu’un lecteur et une lectrice boulimique ne sait plus où donner de sa tête. Les géants de la distribution numérique bouleversent le jeu, de téméraires librairies résistent et rivalisent d’ingéniosité pour continuer à vendre du papier et des ouvrages récents et contemporains. Nous devrions célébrer cette résilience culturelle fantastique, qui fait honneur à notre tradition culturelle.

Cependant, un poète de grands chemins est un jour passé dans une rue achalandée, a posé devant une librairie son chapeau et proposé aux passant-es qui passent de s’arrêter un instant pour écouter son histoire. Il dit ceci :

– Chers amiz, savez-vous que sur 101 ouvrages qui paraissent dans notre beau pays, 5 seulement nourrissent leur auteur. Je veux vous dire par là, que l’immense majorité des auteurs, présentés dans cette belle librairie n’ont pas touché un Kopeck pour leur travail et n’en toucheront jamais. Pourquoi cela ? Parce que ces derniers sont payés en droits d’auteur. S’ils perçoivent entre 5 et 10% d’un ouvrage à 10 euros, ce représente 0,5 à 1 euro par livre. Sachant que la moyenne des ventes est de 350 exemplaires, un auteur moyen perçoit avant d’avoir payé ses charges et impôts autour de 250 euros pour sa production, avec parfois un, deux ou trois ans de décalage. Ramené à un an de travail et au prix du café et des cigarettes, vous en conclurez que ce dernier n’a pas gagné lourd et aurait même dépensé l’équivalent d’un an de votre salaire pour avoir l’usage d’être publié.

A ces mots, le public constitué d’enfants, de vieillards et de lecteurs fraîchement sortis de la librairie se mit à bavarder, s’ébrouer, se scandaliser.

– Mais c’est impossible, il y a des écrivains qui gagnent beaucoup d’argent !
– Oui, répond le poète, ils figurent parmi les 5% qui vivent de leur art, tandis que les autres travaillent gratuitement.
– Eh bien, ils ont plus de talent voilà tout, s’exclame un chignon roux.
– Soit, qu’avez-vous dans votre sac madame ?
– Le premier roman de Fantassin Curquidure, qui m’a l’air fameux.
– Eh sachez madame que la moyenne des ventes pour les premiers romans de ce grand éditeur est de 650 exemplaires. Cet auteur pourra le cas échéant gagner 500 euros net, ce qui couvre ses cafés et une partie de ses cigarettes ou de sa drogue, mais pas encore son salaire. Vous consommez ainsi la production d’un bénévole supposé devenir millionnaire, sauf que ce dernier a 99,99% de chance de ne jamais le devenir.

A ces mots la dame au chignon roux répond :
– Bah Beuh, Burbles, non mais ! et s’en va.

Le poète expliqua ensuite que si l’on obligeait les éditeurs à verser le salaire minimum légal aux auteurs, à proportion du temps qu’ils ont passé, 95% des ouvrages disparaîtraient de cette librairie. Il ne resterait que les romans Arlequin, Harry Poeter, Grey et Consort, les essais de célébrités et d’hommes politiques, les guides et ouvrages de diététique et pour arrêter de fumer et quelques valeurs sures de la littérature et la bande dessinée française et mondiale. Il y aurait trois ou quatre livres nouveaux par semaine dans ces catégories et les lecteurs finiraient vite affamés.

– En bref si l’on devait payer les auteurs à leur juste charge ajoute le poète, il n’y aurait plus de littérature accessible. Et pour qu’à ce jour littérature il y ait, les auteurs ne doivent pas être payés. Telle est la dure loi du marché de la littérature et de l’édition depuis qu’il existe.

A ces mots les passant-es qui passent furent ébaubis, étonnés, désarçonnés, aussi agacés et l’un demanda :

– Et alors, que faites-vous-vous monsieur le POÈTE hein hein ?
– Ah moi…Dit le poète. Eh bien je continue à faire de la poésie pardi.
– Et que faites vous, où peut-on vous lire MONSIEUR LE POÈTE?
– Voyez-vous ces fameuses boîtes où l’on dépose des livres en ville, où chacun peut se servir et en remettre à volonté ?
– Oui oui il y a en à une pas loin, répondent des gens
– Quelle belle initiative dit le Poète. Cependant pardonnez-moi d’observer que ces boîtes montrent à quel point le livre ne vaut pas grand chose dans notre société. Avez-vous vu des boîtes à peinture ou Lithographie, artisanat d’art, outils de bricolage, vaisselles ou chaussures en bon état en accès dans la rue de manière inconditionnelle ? Observez qu’à ce jour on ne fait cela qu’avec les livres, car cet objet de consommation est le seul dans la société qui n’ait aucune valeur. Preuve en est encore et plus, que lorsque vous n’achetez pas les livres en librairie et que les libraires doivent s’en séparer car ils ne peuvent satisfaire aux stocks infinis, que deviennent-ils d’après vous ?
– Ils sont donnés à des pauvres ! répond un enfant.
– Ce serait là une belle idée. Je crains qu’il n’en soit pas ainsi. Ces derniers vont au pilon pour être recyclés en pâte à papier.

Le gamin parut triste. La foule se mit à crier des oh et des ha c’est-honteux-vous-entendez, fichtre-je-le-crois pas, mais-ça-alors.

– C’est pourquoi pour vous répondre cher ami, j’ai décidé de devenir Barbouilleur de livres gratuits, reprend le poète. Vous accéderez à ma littérature en ouvrant ces fameuses boîtes. Et pour vous comme pour moi, le geste est enfin équitable puisque gratuit. Personne ne se sucre, ne se sale ou se poivre sur cet art et les choses entrent ainsi dans le meilleur désordre poétique possible.

Après ce drôle de discours, qui prit subitement fin, la moitié de la foule quitta les lieux et se rendit dans la boîte à livres municipale pour y vérifier les dires du poète. Ils ne trouvèrent que des ouvrages de grande consommation sans valeur pour eux. Pas un seul de ces ouvrages d’auteurs contemporains impayés. Tous comportaient en effet des phrases, signes et dessins des plus mystérieux apposés reliant des mots et des pages, des pavés de textes écrits par dessus les lettres d’imprimerie en calligraphie dorée, des calligrammes des plus remarquables se baladant comme du lierre dans les marges et lignes, des chutes alternatives de roman et j’en passe.

On raconte que la moitié de ces ouvrages barbouillés ont été mis en vente sur Internet. Un tiers aurait été conservé au cas où ils vaudraient leur pesant d’or dans les décennies à venir. Deux ou trois seraient revenus dans la boîte, déposés par l’enfant triste, qui dit-on, décida de devenir poète à son tour.

Par cette opération, le poète n’avait toujours pas le sou. Mais il se sentit fort honoré qu’on reconnut enfin son art en s’arrachant sa prose, comme on le fait pour les autres auteurs impayés de librairie. Son art était-il le bagou ou la poésie ? Les lecteurs qui tomberont sur ces œuvres jugeront par eux-mêmes. Quoiqu’il en soit, le poète vécut encore longtemps, pauvre mais libre. Car la liberté reconnaissait-il vaut bien son pesant d’or. Et tout rentrait ainsi dans le meilleur des ordres poétiques possibles.

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